« Quelques autos sont déjà là, un groupe de mecs tape la semelle en découpant une discussion en tranches pas encore bien organisées – c’est encore tôt. On marche, se racontant des conneries banales d’aérodrome. On met la clé dans la porte de tôle du hangar où les bêtes dorment. Le soleil qui soudain vient se frotter aux flancs luisants les réchauffe doucement, et on parle bas un moment. Le hangar résonne. Pas besoin de gueuler, de parler fort, de parler même : la caverne de béton et de métal est un ampli naturel. On murmure, ça suffit.
Ça sent bizarre : la poussière paisible des hangars de ferme, mêlée aux parfums mécaniques de l’huile froide, de l’essence qui dort dans les réservoirs, dans les bidons, dans le tissu imbibé des chiffons qui ont servi à nettoyer. Le fluide hydraulique, le caoutchouc. Et encore, et surtout, le métal. Pas de tracteurs, dans ce hangar. Des avions. Mais pas des avions normaux, même pas des avions exceptionnels comme ceux qui, par dizaines, dorment dans les abris voisins : machines antiques, ébauches d’engins volants bourrées d’imperfections, donc de personnalité.
Non, ces avions-là sont d’une autre nature. Ces avions-là, qui dorment dans le soleil frais du petit matin, ne sont rien d’autre que du métal hurlant. Ce sont des créatures mythologiques qui allient l’aura du cheval bataille à celle de l’épée Durandal ou Excalibur ; et celui qui les monte devient, malgré lui, un personnage d’épopée, ne serait-ce qu’un instant. Le métal hurlant fait rêver les gamins, mais celui qui s’installe là-dedans doit laisser le rêve au pied de l’aile. Ces machines ne se pilotent pas au romantisme, mais avec une attention de comptable couplée à une concentration de judoka. Du moins au début.
Après, quand on a passé le premier stade, celui du pilotage de survie, on commence à comprendre les rythmes internes du métal hurlant. On se sert alors de ses sens et plus seulement de sa tête, on devient un récepteur de vibrations complexes, asynchrones, une table d’harmonie vivante. On module les pressions pied-manche-gaz, on écoute les douze cylindres, et on laisse couler les 3 000 tours dans la tripe. Et quand on descend, les genoux pâles, les mains transparentes, la gorge sèche et la voix un peu coincée, on s’étonne de se sentir tellement vivant. C’est l’adrénaline qui fait ça. Elle baigne le bonhomme, l’imbibe, le transporte dans un trip ahurissant qui enfonce toutes les chimies réputées speeder un mec au-delà des limites normales de la perception. C’est ça, le métal hurlant. Ce n’est pas ces histoires de guerre, de héros avec l’étoffe, de rouleurs de mécaniques de bandes dessinées. Un P-51, ce n’est plus un avion. Même pas un avion à hautes performances. C’est une prothèse volante qu’on enfile pour aller se prendre pour un dieu-projectile l’espace de 400 litres d’essence à haut indice d’octane. »
Mon début d’édito est signé Bernard Chabbert et je sais que ses mots vous ont laissé les poils des bras hérissés et les yeux humides. Aussi vais-je poursuivre sur la pointe des pieds, en murmurant à mon tour, car il faut bien vous dire, si les RS ne s’en sont pas encore chargés, la disparition de Bernard Chabbert : le poète, l’écrivain, l’artiste, le pilote, le commentateur de meeting, l’homme des médias, le père de famille n’est plus.
C’est pourquoi, comme la génération des écrans ne connaît pas forcément Bernard, j’ai choisi d’évoquer sa mémoire au travers de ces quelques lignes qu’il avait commises pour notre revue.
Par contre, Chabbert est un nom qui parle à la mienne. Et encore plus aux journalistes d’Aviation et Pilote, puisque Bernard avait été membre de notre rédaction pendant quelques années. Lui seul savait jeter sur le papier les mots avec simplicité et flamboyance tout à la fois.
Ensuite, Chabbert est resté Chabbert quand il est passé à la télévision, avec Pégase sur FR3, puis avec Aerostar TV. Sa force a été de vulgariser l’aviation au point même de faire sentir, à travers un simple écran cathodique, jusqu’à l’odeur du kérozène. Son langage était universel, son discours parlait à la fois au cœur et aux tripes de ceux qui ne connaissaient rien à l’aérien, mais aussi aux professionnels qui avaient toujours une information intéressante à glaner.
Je crois que beaucoup de passionnés se considèrent comme des enfants de Bernard Chabbert, ils vont donc se sentir orphelins longtemps. Certes, son épopée télévisuelle s’était achevée, mais il lui restait à couvrir tous nos meetings aériens, ces grands-messes au métal hurlant où il excellait. J’ai écouté sa voix envoûtante tellement souvent quand elle racontait la vie anecdotique et intime de ses héros chaque après-midi lors des Envolées Air Inter, sans jamais me lasser, je vous le jure.
Un magicien s’en est allé, nous sommes tous attristés, cela ne sera plus pareil, mais la vie est ainsi faite : « Blue skies and tail winds, Bernard. »
Heureuse année aéronautique à vous tous !
Jacques CALLIES